
Caetano Veloso
Dhimma, ou l'institution d'un communautarisme à la fois protecteur et inégalitaire
17 décembre 2015
"En fait, la 'imma et le statut des 'imm' apparaissent empiriquement au fur et à mesure des
conquêtes du premier siècle de l'islam. Ces catégories juridiques, comme il y en a tant d'autres,
furent forgées par les docteurs de la Loi (les fuqah'') à partir d'un terme coranique, sans réel
contenu et précisé progressivement par une Tradition ' les dits et faits ('ad'') attribués au Prophète
Mu'ammad, et la S'ra, l'hagiographie du Prophète ' qui se précise et se définit peu à peu. C'est au
moment de la constitution d'un Empire dirigé au nom de l'islam par des souverains, les Omeyyades
(660-750), contraints de gérer empiriquement une population très majoritairement non musulmanes,
que ces deux catégories juridiques apparaissent."
"On conçoit ce que ce statut a pu représenter de liberté à une époque où les minorités religieuses,
chrétiennes hétérodoxes ou juives, étaient persécutés par les pouvoirs byzantins, wisigothiques,
sassanides. L'arrivée de dirigeants mettant sur le même plan les religions non musulmanes
(judaïsme, zoroastrisme, christianisme), du moment qu'elles n'entrent pas en contradiction avec le
culte principal ' interdiction des insultes contre la religion des dirigeants, contre le Prophète de
l'islam ' et attribuant à ces populations le droit de conserver leurs biens, leurs lieux de culte, leurs
pratiques religieuses et de les transmettre a été perçue comme une réelle amélioration par beaucoup.
Telle est la 'imma des premiers siècles de l'islam."
En échange, un certain nombre de contraintes pèsent sur les 'imm's : le mariage avec une femme
musulmane était interdit, de même que le prosélytisme ; vers 850, une ordonnance du calife
abbasside de Bagdad al-Mutawakkil les obligent à se vêtir différemment (habits jaunes et ceintures
spéciales) ; ils ne devaient pas édifier de bâtiments plus élevés que ceux des musulmans, ni boire de vin ouvertement. Ils pouvaient
restaurer les anciens lieux de culte, mais pas en construire de nouveaux, ni porter d'armes, ni aller à
cheval mais seulement à dos d'âne ou de mulet, enfin les morts devaient être enterrés discrètement.
Différentes restrictions supplémentaires étaient susceptibles également de s'appliquer (qualité du témoignage dans
un conflit avec un musulman, restriction sur les terres agricoles, etc...)
En outre, les personnes relevant de la 'imma devaient payer un impôt spécifique : la 'izya. Cet
impôt, calculé en fonction du nombre d'individus, c'est la raison pour laquelle on parle souvent de
« capitation », était prélevé collectivement par les autorités de ces communautés : les prêtres, les
rabbins ou notables juifs. Il y a donc une solidarité du groupe et la 'imma peut être perçue comme
l'institutionnalisation d'un système communautaire. Ce statut est donc communautariste (pas au
sens actuel de repli sur soi), dans le sens où chaque individu est reconnu comme membre du
communauté, et l'appartenance à cette communauté lui donne certains droits et certains devoirs."
"La 'imma a été adaptée en fonction du contexte. C'est le cas en Inde : les populations,
majoritairement hindouistes, c'est-à-dire non monothéistes, ni zoroastriennes, ont bénéficié du
statut de la 'imma du XVe siècle au XIXe siècle, période de domination des souverains Moghols,
musulmans sunnites. Les hindouistes représentaient 80% de la population totale de l'Inde en 1857,
date de la conquête anglaise, et les musulmans 20% seulement. Comme dans tous les domaines du
droit, islamique ou non, la norme diffère bien souvent de la pratique. Tout discours définitif
conduisant à l'essentialisation est vain, à propos d'un statut qui a pu constituer un compromis très
favorable aux minorités durant des siècles, et parfois à l'inverse justifier une oppression à d'autres
époques, en ayant alors parfois un côté infamant et dégradant."
"En fait ce statut juridique n'est ni le signe d'une tolérance essentielle de l'islam, ni la marque d'un
mépris éternel à l'égard de ce qui n'est pas musulman. Ce statut se fonde sur la personnalité du
droit, c'est-à-dire sur le fait que les mêmes normes juridiques ne s'appliquent pas à tous
indistinctement ; tout litige entre juifs, ou entre chrétiens, était réglé par les représentants de la
communauté concernée, le juge musulman n'intervenait que si un musulman était impliqué. Ainsi,
comme il a été dit plus ahut ce système communautariste garantit les biens, les personnes et la
liberté de culte des 'imm's, en même temps qu'il institue la supériorité symbolique du droit
musulman. Il est donc à la fois inégalitaire et protecteur, communautariste et tolérant, en ce qu'il
laisse des groupes de personnes se gérer de manière autonome, dans le cadre d'une loi générale
englobante."
"Il correspond de facto à une délégation des prérogatives "régaliennes", dans un sens restreint, aux communautés. Par sa
souplesse, il a assuré la pérennité de communautés ethniques, religieuses ou linguistiques,
jusqu'aux XIIe siècle et XIIIe siècle qui nous intéressent, voire beaucoup plus longtemps et il a permis
le maintien durable de pouvoirs musulmans sur des populations très majoritairement non
musulmanes. Mais ce statut n'est qu'un statut juridique, une norme de référence susceptible d'être
contestée dans une certaine mesure, contournée plus facilement, transgressée, voire ignorée
totalement. Elle est le point de vue légal et ne rend pas compte de la pratique des relations interconfessionnelles,
au sein de chacun des ensembles territoriaux en contact, et à la frontière entre ces
principautés. Il en va de même des relations locales, que ce soit dans les communautés rurales ou au sein des cours.
Voir à ce sujet l'excellent ouvrage de David Nirenberg, Violences et minorités au moyen-âge.
Broché : 92 pages
Editeur : Editions du Cygne (25 novembre 2013)
Collection : Medea
Langue : Français
ISBN-10 : 2849243434
ISBN-13 : 978-2849243435
Dimensions du produit : 21 x 0,8 x 14 cm
Dhimma, ou l'institution d'un communautarisme à la fois protecteur et inégalitaire
17 décembre 2015
"En fait, la 'imma et le statut des 'imm' apparaissent empiriquement au fur et à mesure des
conquêtes du premier siècle de l'islam. Ces catégories juridiques, comme il y en a tant d'autres,
furent forgées par les docteurs de la Loi (les fuqah'') à partir d'un terme coranique, sans réel
contenu et précisé progressivement par une Tradition ' les dits et faits ('ad'') attribués au Prophète
Mu'ammad, et la S'ra, l'hagiographie du Prophète ' qui se précise et se définit peu à peu. C'est au
moment de la constitution d'un Empire dirigé au nom de l'islam par des souverains, les Omeyyades
(660-750), contraints de gérer empiriquement une population très majoritairement non musulmanes,
que ces deux catégories juridiques apparaissent."
"On conçoit ce que ce statut a pu représenter de liberté à une époque où les minorités religieuses,
chrétiennes hétérodoxes ou juives, étaient persécutés par les pouvoirs byzantins, wisigothiques,
sassanides. L'arrivée de dirigeants mettant sur le même plan les religions non musulmanes
(judaïsme, zoroastrisme, christianisme), du moment qu'elles n'entrent pas en contradiction avec le
culte principal ' interdiction des insultes contre la religion des dirigeants, contre le Prophète de
l'islam ' et attribuant à ces populations le droit de conserver leurs biens, leurs lieux de culte, leurs
pratiques religieuses et de les transmettre a été perçue comme une réelle amélioration par beaucoup.
Telle est la 'imma des premiers siècles de l'islam."
En échange, un certain nombre de contraintes pèsent sur les 'imm's : le mariage avec une femme
musulmane était interdit, de même que le prosélytisme ; vers 850, une ordonnance du calife
abbasside de Bagdad al-Mutawakkil les obligent à se vêtir différemment (habits jaunes et ceintures
spéciales) ; ils ne devaient pas édifier de bâtiments plus élevés que ceux des musulmans, ni boire de vin ouvertement. Ils pouvaient
restaurer les anciens lieux de culte, mais pas en construire de nouveaux, ni porter d'armes, ni aller à
cheval mais seulement à dos d'âne ou de mulet, enfin les morts devaient être enterrés discrètement.
Différentes restrictions supplémentaires étaient susceptibles également de s'appliquer (qualité du témoignage dans
un conflit avec un musulman, restriction sur les terres agricoles, etc...)
En outre, les personnes relevant de la 'imma devaient payer un impôt spécifique : la 'izya. Cet
impôt, calculé en fonction du nombre d'individus, c'est la raison pour laquelle on parle souvent de
« capitation », était prélevé collectivement par les autorités de ces communautés : les prêtres, les
rabbins ou notables juifs. Il y a donc une solidarité du groupe et la 'imma peut être perçue comme
l'institutionnalisation d'un système communautaire. Ce statut est donc communautariste (pas au
sens actuel de repli sur soi), dans le sens où chaque individu est reconnu comme membre du
communauté, et l'appartenance à cette communauté lui donne certains droits et certains devoirs."
"La 'imma a été adaptée en fonction du contexte. C'est le cas en Inde : les populations,
majoritairement hindouistes, c'est-à-dire non monothéistes, ni zoroastriennes, ont bénéficié du
statut de la 'imma du XVe siècle au XIXe siècle, période de domination des souverains Moghols,
musulmans sunnites. Les hindouistes représentaient 80% de la population totale de l'Inde en 1857,
date de la conquête anglaise, et les musulmans 20% seulement. Comme dans tous les domaines du
droit, islamique ou non, la norme diffère bien souvent de la pratique. Tout discours définitif
conduisant à l'essentialisation est vain, à propos d'un statut qui a pu constituer un compromis très
favorable aux minorités durant des siècles, et parfois à l'inverse justifier une oppression à d'autres
époques, en ayant alors parfois un côté infamant et dégradant."
"En fait ce statut juridique n'est ni le signe d'une tolérance essentielle de l'islam, ni la marque d'un
mépris éternel à l'égard de ce qui n'est pas musulman. Ce statut se fonde sur la personnalité du
droit, c'est-à-dire sur le fait que les mêmes normes juridiques ne s'appliquent pas à tous
indistinctement ; tout litige entre juifs, ou entre chrétiens, était réglé par les représentants de la
communauté concernée, le juge musulman n'intervenait que si un musulman était impliqué. Ainsi,
comme il a été dit plus ahut ce système communautariste garantit les biens, les personnes et la
liberté de culte des 'imm's, en même temps qu'il institue la supériorité symbolique du droit
musulman. Il est donc à la fois inégalitaire et protecteur, communautariste et tolérant, en ce qu'il
laisse des groupes de personnes se gérer de manière autonome, dans le cadre d'une loi générale
englobante."
"Il correspond de facto à une délégation des prérogatives "régaliennes", dans un sens restreint, aux communautés. Par sa
souplesse, il a assuré la pérennité de communautés ethniques, religieuses ou linguistiques,
jusqu'aux XIIe siècle et XIIIe siècle qui nous intéressent, voire beaucoup plus longtemps et il a permis
le maintien durable de pouvoirs musulmans sur des populations très majoritairement non
musulmanes. Mais ce statut n'est qu'un statut juridique, une norme de référence susceptible d'être
contestée dans une certaine mesure, contournée plus facilement, transgressée, voire ignorée
totalement. Elle est le point de vue légal et ne rend pas compte de la pratique des relations interconfessionnelles,
au sein de chacun des ensembles territoriaux en contact, et à la frontière entre ces
principautés. Il en va de même des relations locales, que ce soit dans les communautés rurales ou au sein des cours.
Voir à ce sujet l'excellent ouvrage de David Nirenberg, Violences et minorités au moyen-âge.
Broché : 92 pages
Editeur : Editions du Cygne (25 novembre 2013)
Collection : Medea
Langue : Français
ISBN-10 : 2849243434
ISBN-13 : 978-2849243435
Dimensions du produit : 21 x 0,8 x 14 cm